- CATHOLICISME - Histoire de l’Église catholique
- CATHOLICISME - Histoire de l’Église catholiqueAu cours du deuxième concile du Vatican, l’Église catholique romaine, dans une prise de conscience renouvelée de sa mission, de sa nature, de ses structures, a cherché à se définir de manière assez neuve dans son rapport au monde: plus lucidement respectueuse de la liberté des consciences et davantage sensibilisée aux urgences du service des hommes, elle s’est en outre engagée sur la voie d’un rapprochement avec les diverses confessions chrétiennes.Il y a intérêt à relire ainsi son histoire. Quelles crises sont à l’origine des schismes et des séparations que l’on voudrait maintenant dominer? Par quels cheminements en est-on venu à vouloir servir les hommes dans leurs requêtes terrestres les plus vitales plutôt qu’à prétendre seulement les amener tous à l’obéissance de la foi et à la sujétion à l’Église romaine? Quelles ont été les vicissitudes du rapport de l’Église avec le monde? Réussissant à y prendre place, elle a cru un moment diriger celui-ci; le voyant ensuite échapper à son emprise, puis se raidissant contre lui, elle déclare aujourd’hui ne vouloir que le servir...Les phases principales de l’histoire de l’Église catholique peuvent ainsi se distinguer à partir de quelques moments cruciaux où se modifie la manière dont elle entend accomplir sa mission d’évangéliser toutes les nations.La prédication apostolique du jour de la Pentecôte marque le point de départ. Avec la conversion de Constantin (313), l’Église accède à un nouveau type de relation avec le pouvoir, la richesse et le conformisme social; elle s’insère alors progressivement dans les structures de l’Empire romain, dont elle utilisera l’héritage pour «éduquer» les peuples barbares. Au moment où se consomme la rupture entre l’Orient et l’Occident, la réforme grégorienne (fin du XIe s.) conduit à faire du pape le chef suprême d’une Europe dont la foi chrétienne assure l’unité. Le conflit entre Boniface VIII et Philippe le Bel est la première des crises qui vont peu à peu disloquer la Chrétienté. Le concile de Trente (1545-1563), sanctionnant les déchirures issues de la Réforme, ouvre une période où le catholicisme, géographiquement agrandi par son implantation outre-mer, mais plus étroitement enfermé dans ses formes latines, affirme et déploie ses valeurs sans réussir à assimiler celles d’une nouvelle culture qui s’élabore. Le pontificat de Léon XIII (1878-1903) remet l’Église à l’écoute des questions que pose le monde du travail, de la liberté politique, de la science. C’est l’amorce, très lointaine encore, du deuxième concile du Vatican.1. L’Église primitiveLa période de l’histoire du christianisme qui va de la Pentecôte (30 apr. J.-C.) à la prise de Jérusalem par Titus (70 apr. J.-C.) constitue une unité déterminée. Elle est caractérisée à la fois par l’importance qu’y occupent les Apôtres, d’où son nom d’Église apostolique, et par le fait qu’elle se recrute essentiellement en milieu juif. Le principal document concernant cette époque est constitué par les Actes des Apôtres, qui couvrent l’histoire de la première communauté de Jérusalem et celle des missions de saint Paul en Asie Mineure, en Grèce et à Rome, soit jusqu’à 60 après J.-C. Sur l’expansion de l’Église dans les autres régions, spécialement en Arabie et en Syrie orientale, on en est réduit aux maigres renseignements offerts par la littérature dite apocryphe.Au cours de ces décennies commence à se constituer le Nouveau Testament, tandis que sont établis les fondements de la foi, de la hiérarchie et de la vie chrétiennes. Un problème difficile s’est tout de suite posé: quelle doit être l’attitude des disciples du Christ à l’égard de la Loi juive, donnée par Dieu?L’Église de JérusalemLe mot «église» (en hébreu qahal ) désigne dans l’Ancien Testament le peuple de Dieu rassemblé dans le désert après l’Exode et, dans le Nouveau Testament, le nouvel Israël. Cette Église, au jour de la Pentecôte de l’an 30, est constituée par un petit groupe d’hommes et de femmes qui ont vécu avec Jésus durant les trois années de sa vie publique, qui ont été les témoins de sa passion, de sa résurrection et de son ascension. Parmi eux se détache, dès l’origine, le groupe des Onze, auquel est adjoint Mathias pour remplacer Judas, et dont Pierre est le chef. Ils apparaissent tout de suite comme conscients d’avoir été investis par le Christ d’une triple mission: témoigner de la résurrection, agréger à leur groupe, par le baptême, ceux qui croient à leur parole et gouverner la communauté.Ces premiers «chrétiens» – ils recevront ce sobriquet à Antioche quelques années plus tard – sont un petit noyau de Juifs qui ont reconnu, dans la personne de Jésus, le Messie annoncé par les prophètes. Par là même, ils se séparent des autres sectes juives, tout en continuant d’en garder les observances. Ils rencontrent des sympathies dans certaines communautés, en particulier chez les esséniens – que l’on connaît mieux depuis la découverte des manuscrits de la mer Morte – et chez certains pharisiens. Très tôt, ils se heurtent, au contraire, à l’hostilité des grands prêtres et des sadducéens, les premiers étant jaloux de leur autorité sur le peuple et les seconds hostiles à toute innovation.Les Actes décrivent trois persécutions successives; la troisième, qui est sûrement de l’année 43, entraîne le martyre de Jacques, le frère de l’évangéliste Jean, et l’arrestation de Pierre.La communauté chrétienne présente elle-même des divisions. Autour d’un autre Jacques, cousin du Christ, se groupaient les chrétiens qui restaient attachés aux observances juives: c’est ce qu’on appelait le «parti des hébreux». Ce parti prit une influence croissante à Jérusalem. Il jouissait de la faveur des pharisiens. Il comptait parmi ses membres les parents du Seigneur, les «desposynes». Après Jacques, les premiers évêques de Jérusalem furent tous choisis parmi eux. C’est ce que Stauffer a appelé le khalifat. Le trait est typiquement oriental. C’est par ces parents du Seigneur que les souvenirs de l’enfance du Christ ont été connus de la communauté primitive, avant d’être recueillis par les évangélistes Matthieu et Luc. Les chrétiens continuent d’appartenir culturellement et politiquement au peuple juif. Ils ne se distinguent des autres Juifs que par la foi en Jésus.En face d’eux se constitue le «parti des hellénistes», dont la figure la plus importante est Étienne. Ce parti est composé de Juifs parlant grec, qu’ils habitent la Palestine ou qu’ils viennent de la Diaspora, comme Barnabé. Mais ce qui les caractérisait surtout était leur détachement par rapport à la communauté juive. Cette attitude leur valut l’hostilité des pharisiens. Ils furent expulsés en 37, après le martyre d’Étienne. Mais leur expulsion fut riche de conséquences. Par eux, le christianisme commença, en effet, à se répandre en dehors de la Judée et de la Galilée. C’est surtout à Antioche que les hellénistes apportèrent très tôt l’Évangile: dans cette ville, où Juifs, Grecs, Syriens, coexistaient, on commença à prêcher l’Évangile aux païens. Un violent incident y opposa Paul et Pierre en 49 à propos des rapports avec les païens, ce qui atteste l’existence de deux communautés, l’une judéo-chrétienne, l’autre pagano-chrétienne (lettre aux Galates, II, 11-14).Paul et la mission auprès des païensIl n’en reste pas moins que, durant les vingt premières années de son existence, l’Église demeure enfermée dans le milieu juif. C’est avec Paul de Tarse qu’une nouvelle orientation est prise, qui sera décisive pour l’avenir. Paul était un Juif de la Diaspora. Il avait donc reçu une culture grecque. Il appartenait à la secte des pharisiens. Venu à Jérusalem pour y recevoir l’enseignement de Gamaliel, il apparaît comme un farouche sectateur de la Loi. À ce titre, il participe aux persécutions contre les chrétiens. La première mention qui est faite de lui le montre présent au martyre d’Étienne (Actes, VII, 55-VIII, 3). En 38, lors d’une mission à Damas, où il vient lutter contre les chrétiens, une apparition du Christ lui fait changer entièrement d’attitude et de croyance. Baptisé, il passe trois années près de Damas, puis un an à Tarse. C’est là que Barnabé, qui l’avait connu à Jérusalem, vient le prendre, en 41, pour compagnon en vue d’une mission en Asie.Les voyages missionnaires de Paul sont la donnée de l’Église primitive sur laquelle les renseignements sont le plus nombreux. Ils sont connus par deux sources d’une valeur historique incontestable. D’une part, Luc, qui fut le compagnon de Paul, les a racontés dans les Actes des Apôtres et, d’autre part, des écrits authentiques de Paul, les Épîtres, contiennent de nombreuses allusions à ses missions. En 45, une première mission conduit Paul et Barnabé en Pamphylie et en Lycaonie, où se convertissent à la foi d’abord des Juifs et des prosélytes (Actes, XIII, 43; XIV, 1), mais aussi des païens (Actes, XIII, 48). Au début de 50, Paul entreprend un nouveau voyage, cette fois avec Luc. Après avoir traversé l’Asie Mineure, il atteint l’Europe et fonde des communautés à Philippes, à Athènes, à Corinthe. Enfin, en 53, un troisième voyage le conduit d’abord à Éphèse, où il reste trois ans et écrit l’Épître aux Galates et la Première Épître aux Corinthiens, puis à Corinthe où, durant l’hiver 57-58, il rédige l’Épître aux Romains.Mais l’action de Paul n’est pas importante seulement par son extension. Elle l’est encore plus parce qu’elle marque un tournant décisif dans l’histoire du christianisme primitif. Le christianisme originel était profondément engagé dans le judaïsme. La première prédication de Paul lui-même s’adressait d’abord aux Juifs. C’est son expérience concrète qui l’amena à réfléchir sur le comportement qu’il fallait observer vis-à-vis des païens qui se convertissaient. Fallait-il les astreindre aux observances juives? Au cours de sa mission de 45, il est amené à trancher la question négativement. Mais, de retour à Antioche en 48, il voit sa position discutée. Un «concile», rassemblé à Jérusalem en 49 et qui comprend les Apôtres et les Anciens, examine la question et décide en sa faveur, en ne demandant aux païens convertis que l’observance des préceptes donnés jadis à Noé: abstention des viandes étouffées et purifications sexuelles.Mais cette décision ne désarme pas l’hostilité des judéo-chrétiens à l’égard de Paul. On voit dans ses épîtres qu’il rencontre partout des oppositions, en Galatie, à Éphèse, à Corinthe. Or celles-ci viennent toujours des milieux judéo-chrétiens. Elles ont des racines religieuses, mais revêtent aussi un aspect politique. En effet, la période du peuple juif qui correspond à la première évangélisation chrétienne est celle où, en Palestine, la résistance à l’occupation romaine s’organise. Le parti des zélotes, qui appelle à la lutte armée pour l’indépendance, prend une autorité croissante. Il entraîne finalement les Juifs palestiniens à la guerre de 69-70, qui se termine par la chute de Jérusalem. Les communautés juives de la Diaspora ne sont pas étrangères au mouvement. Des émissaires palestiniens viennent y chercher des appuis. L’attitude de Paul, visant à désolidariser les chrétiens de leur appartenance à la communauté sociologique juive, devait apparaître comme une trahison.Les années 58-70 sont des années de crise. En 58, Paul vient à Jérusalem au retour de son troisième voyage. Accusé par les Juifs d’avoir profané le Temple en y introduisant un chrétien incirconcis, il est arrêté par les soldats romains et envoyé à Rome. Il y reste de 61 à 63 en liberté surveillée. En 64 éclate la persécution de Néron. C’est un nouveau conflit qui surgit, cette fois entre chrétiens et païens. Mais il n’est pas sans rapport avec le précédent, car les dénonciations contre les chrétiens sont venues des milieux juifs et judéo-chrétiens. Pierre est mis à mort, Paul à nouveau emprisonné. Il meurt martyr, vraisemblablement en 67. Il semblait avoir échoué, mais l’effondrement de la nation juive en 70 amène un retournement de la situation et assure la victoire posthume de la position qu’il avait défendue.La vie de la communauté chrétienneCes conflits font apparaître combien est fausse une certaine image idyllique de la première Église. Le tableau que donne Luc de la communauté de Jérusalem, de son unité spirituelle et matérielle, outre qu’il a un caractère littéraire très marqué, ne convient qu’aux mois qui ont immédiatement suivi la Pentecôte. On doit dire au contraire que les premières décennies du christianisme comptent parmi celles où les conflits théologiques et politiques ont été les plus aigus. Et cela est sans doute plus encourageant pour les chrétiens d’aujourd’hui, s’ils constatent par ailleurs que les Apôtres posèrent alors les fondements de la foi, de la hiérarchie et de la vie chrétienne, qui demeurent valables après vingt siècles.C’est d’abord à cette époque que se constitue l’écriture du Nouveau Testament, ce qu’on appelle les Évangiles. Cette écriture a été précédée d’une première période de tradition orale. Le Christ avait confié son message, non à des livres, mais à des hommes, les Apôtres, qu’il avait investis d’une autorité particulière. Et, même une fois cet enseignement mis par écrit, l’institution de l’«apostolat» comme seul habilité à enseigner authentiquement le message du Christ n’est pas abolie. La prédication chrétienne primitive comprenait trois éléments principaux. L’essentiel était le témoignage rendu par les Apôtres des événements dont ils avaient été les témoins oculaires, quant a leur réalité matérielle, et dont ils avaient reconnu la transcendance par révélation: la passion, la résurrection et l’ascension de Jésus. Pour la conception virginale et la nativité, le témoignage du milieu familial de Jésus fut reçu. De plus, les disciples avaient retenu les paroles du Christ, qui, rassemblées autour de quelques thèmes, constituaient un autre élément de leur prédication. Très tôt aussi, les collections de textes de l’Ancien Testament, destinés à montrer dans le Christ la réalisation des prophéties, avaient été rassemblées.Ces divers éléments, existant d’abord séparément dans la tradition orale, furent recueillis sous forme de vies de Jésus par différents auteurs. Ces écrits représentaient l’enseignement officiel des Apôtres et étaient par là même investis d’une autorité que n’avaient aucunement les écrits privés, appelés évangiles apocryphes. Le plus ancien évangile est celui de Marc, qui représente la catéchèse de Pierre à Rome et peut dater des années 60. L’Évangile selon Matthieu s’adresse particulièrement aux Juifs et représente la catéchèse syrienne de l’apôtre du même nom. L’Évangile selon Luc s’adresse aux Grecs. L’Évangile selon Jean, écrit le dernier, sans doute après 70, représente une tradition originale très primitive qui se rattache à la catéchèse de l’apôtre Jean, même s’il n’est pas l’œuvre de celui-ci.La période qui va de 30 à 70 est aussi celle où l’Église s’organise. Cette organisation concerne d’abord les structures hiérarchiques. Le Christ avait lui-même posé les éléments fondamentaux de cette structure en choisissant les Apôtres durant sa vie publique et en donnant à Pierre une place privilégiée. En ce sens, l’institution du collège des Apôtres relève du Christ. Mais la question qui se pose entre 30 et 70 est celle de la transmission des pouvoirs conférés par le Christ aux Apôtres. Or il apparaît très vite que ces derniers admettent certains personnages à partager leur autorité. Mettons à part le cas de Paul, dont ils ont reconnu qu’une initiative divine avait fait leur égal. Mais Jacques devient le chef de la communauté de Jérusalem et succède dans cette fonction à Pierre. Barnabé partage le ministère de Paul. Celui-ci établit certains de ses disciples, Tite, Timothée, comme «évêques et pasteurs» d’Églises qu’il fonde. Ainsi l’«épiscopat» apparaît comme continuation authentique de l’apostolat dans son autorité d’enseignement de sanctification, de gouvernement, les Apôtres gardant le privilège d’avoir été la seule source de la révélation. À côté de la hiérarchie, des «charismes» divers de prière, de mission, de service se manifestèrent dans le peuple chrétien.Dès l’origine, les premiers chrétiens, tout en continuant de pratiquer les observances religieuses juives, le repos du sabbat, la prière au Temple, ont constitué une communauté cultuelle propre. Le rite d’initiation est le baptême, qui confère le don de l’Esprit. L’origine du rite paraît être le baptême de pénitence de Jean-Baptiste, lui-même en relation avec l’usage, dans le judaïsme marginal, de bains sacrés dans le Jourdain. Le baptême est donné au nom du Père, du Fils et de l’Esprit et comporte une profession de foi. Il est accompagné d’une imposition des mains, suivie de la remise d’un vêtement blanc. Il est normalement donné par immersion dans une eau courante. Il est précédé ou suivi d’une onction d’huile consacrée. À l’aube du dimanche, après la veillée du samedi soir, les chrétiens se réunissent pour célébrer l’eucharistie. C’est l’origine du dimanche comme «jour du Seigneur», «anniversaire» hebdomadaire de la Résurrection. Les chrétiens continuent de célébrer les fêtes juives, la Pâque, la Pentecôte, les Tabernacles, où ils voient non plus seulement le rappel des événements de l’Ancien Testament, mais aussi le mémorial des mystères du Christ et la préfiguration de son retour eschatologique.À travers ces données communes, des tendances très diverses se manifestent dans l’Église primitive, qui sont pour une part le reflet des complexités du milieu juif de l’époque. Beaucoup de chrétiens vivent dans l’attente du retour imminent du Christ, ce que montrent les Épîtres aux Thessaloniciens. Certains pensent qu’il y aura un règne millénaire du Christ sur la terre: d’autres, à l’inverse, de tendance gnostique, croient que la résurrection est déjà accomplie avec le baptême et la conversion. Un courant assez puissant pense que la fidélité intégrale à l’Évangile implique la renonciation au mariage. Les vierges et les ascètes sont nombreux dans la communauté. Ces années 30 à 70 sont des années d’intense fermentation, où se préfigure déjà la puissance d’expansion que le christianisme présentera par la suite dans la conquête du monde méditerranéen.2. L’Église face au monde païenL’organisation de la communion chrétienne«Là où est le Christ, là est l’Église catholique », écrit Ignace d’Antioche († env. 107), qui le premier veut expliquer par ce mot l’universalité du salut. Cette unique Église se réalise en chaque cité dans la communion de charité fraternelle qui unit les croyants entre eux autour de l’évêque , que les lettres d’Ignace d’Antioche considèrent comme le chef de toute communauté chrétienne. Reconnu comme successeur des Apôtres, il garde la foi, préside au culte, stimule et surveille la fidélité de chacun; quelques anciens ou presbytres le secondent dans ce service («ministère») auprès des frères, tandis que des diacres , parfois aussi des veuves , assurent des tâches d’assistance.Chaque communauté prend bientôt elle-même le nom d’Église, et ainsi le livre de l’Apocalypse se présente-t-il comme une lettre aux sept Églises. Mais chacune entend bien demeurer en communion avec les Églises voisines; les évêques d’une même région s’écrivent, se consultent et, à l’occasion, se réunissent en synodes provinciaux. Une vénération spéciale entoure déjà l’Église romaine, «présidente de l’alliance divine» (Ignace d’Antioche). L’évêque de Rome, successeur de Pierre, croit pouvoir en plusieurs circonstances imposer son point de vue dans des conflits de quelque importance. «L’ensemble des croyants de tous les pays, écrit Irénée de Lyon, doit demeurer en accord avec l’Église de Rome.»Les rites eux aussi s’organisent. Un temps de catéchuménat prépare au baptême . L’augmentation du nombre des croyants oblige assez rapidement à renoncer aux célébrations domestiques de l’eucharistie ; on se rassemble en des lieux plus vastes et néanmoins discrets, des cimetières par exemple (catacombes de Rome), voire – là où la persécution est moins menaçante – dans des édifices (basiliques) spécialement construits dans ce but. En dépit de l’austère discipline de vie qu’ils s’imposent, les chrétiens ne sont pas à l’abri de toute défaillance morale. À ceux-là une voie de pénitence est ouverte, comme un second baptême; un écrit comme le Pasteur d’Hermas en témoigne, sans toutefois en indiquer les modalités.Révélation chrétienne et culture païenneQue Jésus de Nazareth, crucifié et ressuscité, soit Fils de Dieu et Sauveur des hommes, comment une telle croyance pourrait-elle se propager sans remous dans un monde que domine une culture à la fois raisonneuse et syncrétiste?Des intellectuels comme Celse (IIe s.) ou Porphyre (IIIe s.) raillent les absurdités du message chrétien, dénoncent le péril qu’il représente pour l’ordre public. Contre ces attaques, saint Justin (IIe s.) défend en philosophe la supériorité des valeurs chrétiennes; l’Africain Tertullien met son talent d’avocat romain au service de la cause de ses frères; avec plus de douceur et de clarté, Minucius Felix dévoile l’impuissance du scepticisme romain.Face à la culture païenne, les apologies soulignent ainsi davantage les ruptures que les continuités. Ces dernières sont au contraire volontiers captées par de subtils systèmes de pensée, plus ou moins ésotériques, inclinés à tout réduire en valeurs de connaissance. La gnose , sous ses diverses élaborations, représente, dès le IIe siècle, le plus grand danger pour la foi chrétienne, menaçant d’en dissoudre la substance. N’avance-t-on pas que le Christ n’aurait eu qu’une apparence humaine (docétisme)? Marcion refuse toute valeur à l’Ancien Testament, et met ainsi en cause l’historicité de la nouvelle alliance.Contre la contamination gnostique, deux réactions sont possibles: ou bien entrer dans le jeu de ce vocabulaire mais pour manifester quel type original de connaissance et de vie représente la foi en Jésus-Christ; tel est le sens de l’enseignement de Clément d’Alexandrie († env. 215) et d’Origène († 251) dans la ville même de Philon; ou bien réfuter systématiquement, comme s’y emploie saint Irénée. Tout effort spéculatif n’a de valeur, selon lui, que dans le respect intégral de la révélation dont le dépôt, confié aux Apôtres, nous a été transmis par la chaîne ininterrompue de leurs successeurs (tradere , tradition).Autant que les idées, les mœurs païennes menacent l’authenticité chrétienne. L’équilibre est difficile à maintenir entre la naïve acceptation de la morale courante à laquelle inclinent certains gnostiques et le refus fanatique du monde, voire du mariage, que prônent Montan et ses sectateurs, au nombre desquels finit par se ranger un théologien comme Tertullien. Les défections dans les périodes de persécution posent avec acuité le problème d’une discipline à la fois exigeante et miséricordieuse. Contre un parti des «purs», groupé autour de Novatien, le pape Corneille et l’évêque Cyprien de Carthage choisissent d’admettre les lapsi à la pénitence.Les chrétiens et le pouvoirL’Église n’a rien d’une force politique; à la suite des Apôtres, ses responsables enseignent la soumission à toute autorité. Cependant, tandis que les juifs, admis comme monothéistes, pouvaient demeurer à l’écart du culte officiel des empereurs, la même attitude de la part des chrétiens – assez mal connus d’ailleurs – suscite une plus grande méfiance, qui parfois tourne à l’hostilité, voire à la violence. Les persécutions, dont on discute encore les fondements juridiques, ont pu n’être pour la plupart qu’épisodiques et locales; les empereurs Dèce (249-251) et Dioclétien (284-305) sont les seuls à avoir poursuivi systématiquement une politique de répression. Le climat de persécution a cependant été assez caractérisé pour que la perspective du martyre demeurât à l’horizon de toute vie chrétienne. Le culte dont les martyrs sont presque immédiatement l’objet ne peut que renforcer cette conviction. Dans ces conditions, demander le baptême, c’est s’engager à suivre le Christ jusqu’au bout, se déclarer prêt à «porter sa croix», comme on dit alors, «jour après jour». Le monachisme prendra plus tard la relève de cette spiritualité...3. L’héritage de l’Empire romain et l’ «éducation» des peuples barbaresLa conversion de l’empereur Constantin, en 313, est un événement d’immense conséquence. Hier étrangère à la société, voici que l’Église en devient une des forces vives, lui communiquant ses espérances et transformant ses mœurs. Elle demeure force d’éducation et d’unité lorsque les structures de l’Empire se disloquent sous les poussées successives des peuples barbares.L’Empire romain devient chrétienLa conversion de Constantin ne change rien à la religion officielle de l’État, dont l’empereur demeure le pontife suprême. Mais les chrétiens cessent d’être suspects. Les possessions de leurs communautés s’accroissent sous la garantie commune de la loi, leurs ministres participent aux privilèges des prêtres païens, l’évêque de Rome s’installe au palais du Latran, des édifices de culte se construisent, spécialement à Jérusalem (Saint-Sépulcre) et à Rome (Saint-Pierre). Avantages précaires, tant que l’opportunisme politique commande l’attitude des empereurs, tant que les cadres de la société demeurent païens de mentalité et de cœur. Un instant, tout semble même remis en question lorsque l’empereur Julien (361-363), apostat d’un christianisme jamais assimilé, tente de restaurer l’ancienne religion. Mais le processus inauguré par Constantin se poursuit: plus d’autel de la victoire au Sénat, décide Gratien († 383), qui renonce à son titre de pontife; l’usage des sacrifices est interdit par Théodose († 395) dans tout l’Orient ; bientôt, sous Justinien († 565), seuls les baptisés jouiront des droits de citoyen, les coupables d’hérésie seront exclus des fonctions publiques. Le christianisme est devenu la religion de l’Empire et, ainsi, d’une certaine manière, lui appartient. Si l’Église participe au pouvoir, elle doit aussi compter avec lui: l’indépendance est plus difficile à l’égard d’un protecteur que d’un ennemi. En quelques circonstances, en tout cas, des évêques savent rappeler aux gouvernants qu’ils ne sont pas au-dessus des lois ordinaires de la vie chrétienne; ainsi saint Ambroise à l’égard de Théodose.Les structures internes de l’ÉgliseL’organisation ecclésiastique se modèle sur celle de l’administration impériale: chaque cité à son évêque , choisi par le peuple, secondé par divers ministres, spécialement des prêtres , qui président au culte dans les campagnes, en chaque province , l’évêque de la cité principale a prééminence sur ses collègues et préside leurs réunions, ou synodes provinciaux . Quelques Églises d’Orient, plus anciennes et plus importantes, étendent leur autorité à plusieurs provinces; ainsi se constituent les patriarcats d’Alexandrie et d’Antioche, puis ceux de Constantinople (381) et de Jérusalem (451); seule l’Église de Rome tient en Occident une position semblable. De grands conciles rassemblent les évêques de la communauté (oïkouménè) chrétienne; ils se tiennent en Orient, mais toujours en communion avec l’évêque de Rome, qui s’y fait représenter par les légats.Le jeu des forces géographiques et culturelles, qui, au-delà des rivalités de personnes, a entraîné la division définitive du pouvoir impérial entre Orient et Occident (395), s’exerce aussi au sein de l’Église. Autre déjà la figure des Églises d’Orient, avec leurs liturgies, la multitude de leurs monastères, la passion qu’y suscitent les controverses dogmatiques, autre la figure de l’Occident, désormais latin, où s’étend la pratique du célibat des prêtres, où se dessinent avec saint Augustin des orientations plus «psychologiques» en matière de réflexion religieuse.La crise arienne et les hérésies christologiquesQu’importent les diversités de culte ou de discipline si tous communient dans une même foi en Jésus Sauveur? Mais précisément l’intégrité de cette foi se trouve menacée dans le nécessaire effort des esprits cultivés pour confronter entre elles les données de l’Écriture, pour exprimer en catégories rationnelles les richesses du mystère révélé. Il y a péril à s’en tenir à un seul point de vue, et c’est l’opiniâtreté dans de tels choix (hérésies) qu’évêques et conciles combattent tout au long des IVe et Ve siècles, à la recherche d’une exacte formulation de la foi.La première crise est celle de l’arianisme , qui met en cause la divinité de Jésus et, par là même, la réalité de son œuvre rédemptrice. Le premier concile œcuménique réuni à Nicée en 325 sur l’initiative de Constantin adopte un symbole de foi qui exclut nettement les doctrines d’Arius. Mais celles-ci n’en continuent pas moins, sous des formes plus ou moins mitigées, à contaminer la cour impériale et de nombreux évêques. L’intrigue s’en mêlant, plusieurs défenseurs de l’orthodoxie paient de l’exil leur intransigeance, tels saint Athanase d’Alexandrie ou saint Hilaire de Poitiers. L’unité de l’Église est néanmoins sauvée lorsque le concile de Constantinople, en 381, réaffirme solennellement la foi de Nicée.Les querelles se concentrent alors sur le mystère du Christ Dieu et homme, opposant deux écoles (Antioche, avec Théodore de Mopsueste; Alexandrie, avec Cyrille), dont les formulations excessives (Nestorius et Eutychès) sont successivement condamnées par les conciles d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451). Dans l’un et l’autre cas, l’intervention préalable de l’évêque de Rome joue un rôle décisif. «Pierre a parlé par la bouche de Léon», déclarent les pères de Chalcédoine. Mais alors, si la foi est précisée, il s’ensuit en revanche que des Églises se séparent de la communion catholique: une Église nestorienne en Perse, plusieurs Églises monophysites, dite copte en Égypte, jacobite en Syrie, arménienne en Asie Mineure.C’est en référence au comportement pratique que le problème du salut divise les esprits et suscite le schisme en Occident. La valeur du baptême est liée à la sainteté de ceux qui l’administrent, prétendent les disciples de l’évêque de Carthage, Donat; le salut est à la portée de l’effort humain, hors la grâce du Christ, enseigne Pélage. Contre les premiers, saint Augustin défend l’unité de l’Église, affirmant contre le second l’absolue gratuité du salut et la toute-puissance de la grâce sur le vouloir humain vicié par le péché originel, il engage l’Occident dans une problématique d’où naîtront plusieurs crises au cours des siècles.L’Église et les temps barbaresEn Occident, c’est sur elle-même que l’Église doit compter pour maintenir son unité, et non sur le pouvoir qui, dès le Ve siècle, se disloque sous les pressions des invasions barbares. Tel saint Léon († 461) à Rome, les évêques apparaissent un peu partout comme les défenseurs des cités; maintenant ainsi leur cohésion, celles-ci offrent un point d’appui pour la formation de nouveaux royaumes. Teintés d’arianisme ou – comme les Francs – encore païens, les envahisseurs se laissent conquérir par les hommes d’Église, qui les initient simultanément à leur langue, à leur civilisation, à leur foi catholique...L’attitude missionnaire qui a permis aux Églises de survivre sous de nouveaux maîtres les pousse à leur tour à la conquête au-delà des frontières de l’ancien empire, dont le rayonnement culturel se trouve ainsi prolongé et élargi: moines romains que le pape saint Grégoire envoie chez les Angles, moines irlandais sur la grande île voisine, puis, à travers le continent, compagnons ou émules anglo-saxons de saint Willibrord en Frise ou de saint Boniface en Germanie; le mouvement se poursuit pendant plusieurs siècles en direction de l’est et du nord.Qu’ils s’inspirent de la règle de saint Benoît, de celle de saint Colomban ou de quelque autre homme de Dieu, les monastères sont le réservoir et l’instrument de ces énergies spirituelles; c’est par eux que se conserve et se transmet l’héritage du savoir antique et de la tradition chrétienne. Quelques noms évoquent les régions et les moments où cette vitalité intellectuelle s’affirme davantage: Cassiodore au VIe siècle en Italie, Isodore de Séville au VIIe siècle, Bède le Vénérable en Angleterre au VIIIe siècle. De nombreux conciles régionaux assurent la cohésion de tous ces efforts, déterminent normes et directives selon lesquelles coutumes et droit des barbares, valeurs originales du christianisme celtique, héritage de l’Empire romain se marient pour modeler de nouvelles formes de civilisation chrétienne. La langue latine, qui, dans l’administration comme dans la liturgie, garantit, jusque dans les pays germaniques, l’unité de l’Église d’Occident accentue la division de la société entre clercs et laïques. Les largesses et le labeur de ces derniers contribuent à une extension considérable de la propriété ecclésiastique, source d’indépendance certes, mais aussi appel à la convoitise et à l’ingérence du pouvoir. L’Église ne considère la cité des hommes que dans son ordination à la cité de Dieu. C’est aux évêques, enseigne le pape Gélase († 496), que le jugement de Dieu demandera compte de la conduite des rois.La nostalgie de l’Empire romain et la politique carolingienneUne seule cité et deux pouvoirs: le pape et l’empereur. On continue de voir ainsi les choses à Rome, en dépit de l’extrême affaiblissement de l’autorité byzantine sur la Ville éternelle. En réalité, Rome est sans défense devant la menace grandissante des Lombards. Cherchant alors appui auprès des Francs, la papauté favorise la montée de la nouvelle dynastie issue de Charles Martel, qui en 732 avait repoussé vers l’Espagne les guerriers arabes parvenus jusqu’à Poitiers. Non contents de protéger militairement l’évêque de Rome, Pépin puis Charlemagne, par diverses donations, lui octroient souveraineté immédiate sur une partie de l’Italie, donnant ainsi naissance à l’État pontifical. À part les îles Britanniques, à part aussi l’Afrique du Nord et une partie de l’Espagne maintenant sous la domination de l’Isl m, l’Occident passe sous l’autorité centralisatrice de Charlemagne. Appuyée sur de solides bases techniques (collections canoniques, livres liturgiques romains) soutenue par des conseillers de valeur (Alcuin), la politique réformatrice de Charlemagne s’étend à l’instruction religieuse du peuple, à la formation et à la discipline du clergé, à l’administration épiscopale, voire aux formulations de la foi. S’estimant responsable du progrès et de la défense de l’Église du Christ, le souverain franc confinerait volontiers le pape dans ses fonctions de culte et de prière, tel Moïse élevant les mains vers Dieu pendant que le peuple combat dans la plaine. Le couronnement de Charlemagne comme «empereur des Romains» par le pape Léon III, en l’an 800, ne fait que sanctionner ce que l’on croit être la restauration de l’unité d’autrefois.L’Église au pouvoir des laïquesLa réforme ecclésiastique se poursuit après la mort de Charlemagne (814). Sous l’action de Benoît d’Aniane, l’observance de la règle de saint Benoît s’étend; la vie communautaire (ou canoniale) d’une partie du clergé est définie et organisée par le concile d’Aix-la-Chapelle (816); quelques abbayes demeurent des foyers de vie intellectuelle: Fulda avec Raban Maur, Corbie avec Paschase Radbert; près de la cour de Charles le Chauve, Jean Scot Érigène donne un enseignement dont l’influence se prolonge jusque dans la pensée médiévale.Cependant, l’unité carolingienne révèle vite sa fragilité. La division tripartite de l’empire par le traité de Verdun (843) amorce un processus de désagrégation que de nouvelles invasions (Normands) contribuent à accélérer. La restauration allemande de l’empire par Otton le Grand en 962 n’enraye pas l’évolution d’une bonne partie de l’Europe vers cette hiérarchie complexe d’autonomies et d’interdépendances que l’on appelle la féodalité. L’Église est prise dans ce processus de morcellement. Détenteurs, du fait de leurs possessions, d’une certaine souveraineté temporelle, les évêques sont sous la dépendance de leurs suzerains, même dans l’acceptation et l’exercice de leurs fonctions spirituelles. Les choses sacrées deviennent ainsi objet de trafic (simonie), tandis que le mariage des prêtres (nicolaïsme), avec la transmission héréditaire des biens qui en est une conséquence de fait, met en péril la propriété ecclésiastique tout autant que le prestige de ministres sacrés auprès des laïques. Nulle part sans doute l’avilissement de la condition sacerdotale n’est aussi scandaleux qu’à Rome où, au Xe siècle, les factions politiques se disputent le siège de saint Pierre occupé par des indignes, dont le plus tristement célèbre fut le pape Jean XII (955-964).À la même époque, cependant, l’effort missionnaire vers le nord (Scandinaves) ne se ralentit pas. Un certain sens du spirituel demeure chez ces rudes barons féodaux qui s’appuient sur la prière des moines pour se ménager le chemin du ciel; respectant plus ou moins les biens des pauvres et les trêves de Dieu, ils se laissent éduquer par les usages de la chevalerie. Auprès de certains évêques, des équipes de clercs s’appliquent à recopier tout ce qui dans les anciens conciles ou les lettres des papes pourrait servir d’appui aux redressements nécessaires; quelques-uns n’hésitent pas à fabriquer les documents qui leur font défaut; des collections canoniques vont désormais véhiculer de «fausses décrétales», qu’utilisera la réforme grégorienne.Relâchement des liens entre l’Orient et l’OccidentL’Orient lui aussi a subi des invasions. Mais l’Isl m, dont l’expansion commence au VIIe siècle, ne se laisse pas assimiler; là où il s’implante, les Églises chrétiennes ne survivent qu’avec difficulté, quelques-unes même disparaissent complètement (Afrique du Nord). En revanche, les Églises demeurées libres ont elles aussi leurs missionnaires en Europe centrale, en Bulgarie, en Russie où le grand-prince Vladimir reçoit le baptême en 989. Les pionniers de cette expansion ont été les deux frères Cyrille († 869) et Méthode († 885), apôtres de la Moravie, dont la liturgie en slavon deviendra celle de l’Église russe.Les querelles christologiques se prolongent encore au VIIe siècle jusqu’au concile de Constantinople (680-681), qui condamne le monothélisme. Au siècle suivant, les conflits se concentrent sur le culte des images, proscrit comme une idolâtrie par l’empereur Léon III l’Isaurien en 727 et approuvé par le concile de Nicée (787) sous l’impératrice Irène, au milieu de péripéties de troubles et de persécutions. Le patriarche de Constantinople demeure sous l’autorité du «basileus».Entre Orient et Occident, le fossé ne cesse de s’élargir. On ne parle pas la même langue, la discipline ecclésiastique se développe différemment, les usages liturgiques ne sont pas les mêmes. Certes, il y a des gestes de collaboration, entre Cyrille et Méthode et le pape Nicolas Ier, entre Charlemagne et l’impératrice Irène. Mais l’addition du Filioque au chant latin du symbole de Nicée, le couronnement de Charlemagne sont autant d’atteintes à la susceptibilité byzantine. Le conflit entre le patriarche Photius et le pape, au milieu du IXe siècle, n’est qu’un épisode sans lendemain; mais ce qui demeure et s’intensifie, c’est l’estrangement entre deux mentalités qui, depuis longtemps, se développent chacune dans sa propre sphère.Les dernières années du Xe siècle voient une remontée de la puissance byzantine, tandis qu’en Occident se mettent en place les conditions de la réforme grégorienne avec l’affirmation vigoureuse de la primauté romaine. De nouvelles maladresses conduiront alors à la rupture irréparable.4. L’hégémonie de l’Église romaine en OccidentDans la première partie du XIe siècle, les empereurs d’Allemagne ont reconquis assez d’autorité à Rome pour y désigner eux-mêmes les successeurs de saint Pierre. Libérée du jeu avilissant des factions politiques locales, la papauté ne tarde pas à vouloir se dégager également de la tutelle impériale. Le pas est franchi lorsqu’un décret de Nicolas II, en 1059, réserve en priorité le choix du pape aux principaux dignitaires ecclésiastiques de la cité, évêques ou prêtres appelés cardinaux. Bientôt saint Grégoire VII (1073-1085) imprime à l’ensemble de l’Église d’Occident une nouvelle orientation par une affirmation intransigeante de l’autorité du Siège romain, en tout domaine, sur les évêques et les rois. Les principes d’un nouvel équilibre des pouvoirs sont simultanément énoncés et mis en œuvre. Un conflit particulièrement aigu oppose le pape à l’empereur Henri IV, contraint à s’humilier comme un pénitent à Canossa.La réforme grégorienne s’engage au moment où des forces de renouveau se manifestent de toutes parts. La rencontre de ce dynamisme et de cette direction prépare la réussite de la Chrétienté, dont l’heureux équilibre ne se maintiendra pas au-delà du XIIIe siècle.Réformes monastiques et ambiguïté des mouvements évangéliquesL’essor démographique et économique qui marque le développement de l’Occident du XIe au XIIIe siècle s’accompagne d’un foisonnement d’initiatives religieuses. Partout des abbayes se fondent ou se réforment, groupées en ordres différents, dont les plus importants (Cluny, Cîteaux) étendent sur l’Europe entière le réseau très dense de leurs constructions romanes. La vie terrestre ne semble prendre tout son sens, pour beaucoup d’hommes de ce temps, que grâce à ces déserts (comme la Chartreuse) ou à ces cités de prière où tout est référé à Dieu. Ceux-là qui ne poussent pas le mépris du monde jusqu’à se faire moines donnent volontiers aux monastères leur protection, leurs biens, leur travail; ou bien, quittant provisoirement ce qui leur est le plus cher, ils partent sur les routes, pèlerins de Saint-Jacques-de Compostelle ou de Jérusalem. La puissance effective des indulgences , pour susciter dévouement, voire héroïsme personnel ou générosité financière, sera pendant longtemps le signe des dispositions intimes de tout un peuple préoccupé de l’au-delà. En même temps que monte la richesse, des prédicateurs font revivre l’image d’une Église primitive où l’on mettait tout en commun; clercs et laïques se rejoignent volontiers pour des expériences de «vie apostolique» qui, en plus d’un cas, se stabilisent en des institutions durables (chanoines réguliers). L’Évangile retrouve fraîcheur et virulence; mais des laïques en viennent à l’opposer à l’Église – ainsi le marchand lyonnais Pierre Valdo. Mêlées parfois à l’insatisfaction politique et sociale, les requêtes d’authenticité évangélique offrent alors un terrain favorable à la diffusion de l’hérésie ; le catharisme s’implante de cette manière dans le midi de la France et le nord de l’Italie.À travers les tensions où parfois s’opposent écoles monastiques et écoles épiscopales auprès des cathédrales, recherche de Dieu et désir humain du savoir, lecture symbolique et analyse critique de l’Écriture (l’affrontement de saint Bernard et d’Abélard est caractéristique), c’est une véritable renaissance littéraire et théologique qui se déploie au XIIe siècle.Rôle prédominant de l’Église romaine«Le pontife romain, qui seul mérite d’être appelé universel, à tout pouvoir sur les évêques, qu’il peut à son gré déposer.» Ces affirmations de Grégoire VII révèlent une nouvelle manière de penser les réalités de l’Église, à savoir en termes de pouvoirs plutôt qu’en termes de communion. Elles inaugurent une politique de centralisation qui, sans être pour autant inversée, ne sera mise en cause que par le deuxième concile du Vatican. Au-dessus des instances métropolitaines joue de plus en plus l’action de légats pontificaux, auxquels il revient souvent de présider les conciles provinciaux, d’influencer les élections d’évêques, tandis que l’exemption accordée à des formations monastiques aussi puissantes que Cluny limite le domaine de toute autorité épiscopale. La portée des synodes locaux tenus à Rome s’étend bien au-delà de l’Italie. À partir de 1123, le concile général devient un instrument de gouvernement que les papes, tel Innocent III au quatrième concile de Latran (1215), savent utiliser pour les intérêts les plus vitaux de tout l’Occident chrétien. Du Décret de Gratien (vers 1140) aux Décrétales de Grégoire IX (1234), le droit canonique assure la cohésion et la continuité de cette politique pontificale; devenu une véritable discipline scientifique, il assure pour une bonne part la formation du haut clergé, plus sans doute que le recueil des Sentences du théologien parisien Pierre Lombard.Empereurs et rois dépendent de l’Église romaine autant que les évêques. Détenteur du glaive temporel comme du glaive spirituel, le Vicaire du Christ garde droit absolu de contrôle sur ceux à qui il en confie l’usage. À ces conceptions, les empereurs, dans un même climat d’«augustinisme» politique, opposent une doctrine qui leur assure au contraire le rôle suprême. Le conflit entre le Sacerdoce et l’Empire, dominé au XIIe siècle par la querelle des Investitures, se poursuit jusqu’en plein milieu du XIIIe siècle, lorsque, après la réussite théocratique d’Innocent III, Frédéric II mène la lutte contre Grégoire IX et Innocent IV.Sans doute les complexités de la politique italienne absorbent-elles progressivement l’action du pouvoir pontifical. Mais sans sa puissance de direction et d’arbitrage, sans son animation, rien n’eût été possible de cet essor culturel du XIIIe siècle que n’entravent pas encore les frontières nationales; il n’eût pas été possible de mobiliser tant d’énergies pour des causes intéressant la Chrétienté, comme la construction des cathédrales ou les croisades. Créée pour l’Orient et prolongée par des ordres militaires, la croisade est une institution typique de la Chrétienté; elle est l’instrument de la reconquête de l’Espagne sur l’Isl m, de la soumission de l’hérésie albigeoise, de l’expansion vers la Prusse...Rupture avec l’OrientSi spectaculaire qu’elle ait été, l’excommunication de Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, par les légats de Léon IX (1054), n’était pas un acte irréparable; mais la politique suivie par les successeurs de Grégoire VII a consommé la rupture.C’est pour porter secours aux chrétiens d’Orient menacés par les Turcs, déjà maîtres du tombeau du Christ, qu’Urbain II suscite la croisade, en 1095. Mais le succès de l’expédition entraîne de nouvelles interventions propices au développement d’un esprit de conquête et d’expansion. Le détournement de la quatrième croisade sur Constantinople sous l’action de Venise (1204), la création d’un Empire latin d’Orient engagent une politique de latinisation (hiérarchie, liturgie) dont les plus ardents promoteurs de l’union ne perçoivent pas les méfaits. L’aggravation des menaces turques, en effet, peut bien pousser l’empereur Michel Paléologue à des négociations que couronne l’acte solennel d’union, au deuxième concile de Lyon (1274); cette union, qu’aucun mouvement profond ne soutient, se révèle vite éphémère; l’Église d’Orient désavoue presque aussitôt son empereur.Inquisition et universitésC’est l’unité de croyance qui fait la cohésion et l’équilibre de la Chrétienté. Dans une telle société, l’hérésie représente alors le plus grand danger, qu’il faut écarter par tous les moyens, y compris la guerre (croisade des albigeois) ou toute forme de contrainte. L’empereur Frédéric II fait de l’hérésie un crime de lèse-majesté, passible du feu, tandis que le pape Grégoire IX organise les tribunaux d’Inquisition. Certes, la foi procède d’un acte libre et ne saurait être imposée de force à des païens, disent les meilleurs des théologiens; mais un baptisé n’est pas libre de trahir sa patrie spirituelle...Plus efficaces pour la sécurité et l’approfondissement de la foi s’avèrent les universités, groupements corporatifs de maîtres et d’étudiants dont les papes favorisent la relative indépendance à l’égard des autorités locales. Les franchises institutionnelles y servent, mais lentement, la liberté de la recherche. Longtemps, en effet, la curiosité pour la philosophie, pour Aristote en particulier, continue d’effrayer les maîtres patentés, avant que les grands scolastiques, autour de Thomas d’Aquin, ne manifestent la capacité de la foi à assumer harmonieusement et organiquement toutes les ressources du savoir humain. Sous la lumière de la foi, la raison redécouvre sa propre autonomie, la structure naturelle des choses, voire la véritable consistance d’un ordre politique temporel.Les ordres mendiants au-dedans et au-delà de la ChrétientéAutant peut-être qu’à François d’Assise et Dominique, leurs fondateurs, les ordres mendiants doivent leur essor à la clairvoyance d’Innocent III, à l’intelligent soutien de Grégoire IX. En revanche, l’Église romaine recrute désormais parmi eux ses agents les plus dévoués; ils deviennent les meilleurs défenseurs de l’universelle juridiction pontificale quand leur propre existence, qui en dépend, se trouve menacée. Par leur prédication, les diverses associations qu’ils animent, leur enseignement dans les universités, la part qu’ils prennent aux négociations des particuliers et aux activités de la vie publique, les conseils qu’ils apportent aux magistrats ou aux princes, ils sont au cœur de la promotion chrétienne des laïques dans le développement de la civilisation urbaine.Avec eux, la Chrétienté regarde au-delà de ses frontières. La conversion de l’Isl m, que l’on côtoie en Espagne, en Afrique du Nord et au Proche-Orient, demeure une perspective ouverte. Pérégrinant pour le Christ, frères mineurs et frères prêcheurs poussent leurs explorations missionnaires au cœur de la Russie, aux Indes et jusqu’en Chine. Par eux les papes tentent, un peu naïvement peut-être, de contracter des accords avec l’énorme puissance mongole. Perdant bientôt de sa cohésion, l’Église d’Occident ne peut poursuivre cet effort.5. Vers la dislocation de la ChrétientéVicissitudes du pouvoir pontificalDans le conflit qui l’oppose à Philippe le Bel, Boniface VIII (1294-1303) n’affirme avec tant de dogmatisme ses prérogatives de pontife romain que parce qu’il les pressent radicalement mises en question par la doctrine – déjà moderne – de l’État, dont se réclament le roi de France et ses légistes. L’équilibre des forces politiques et spirituelles qui constituait la Chrétienté est menacé dans son principe même.Pour échapper aux factions qui, dans leurs propres possessions italiennes, paralysent leur pouvoir, les successeurs de Boniface VIII viennent s’installer à Avignon, se plaçant ainsi dans la mouvance française. Philippe le Bel domine le concile de Vienne (1311) et lui fait avaliser sa politique de destruction des Templiers. Poussée jusqu’au schisme, la lutte entre Louis de Bavière et Jean XXII s’appuie elle aussi sur une véritable propagande doctrinale; l’interprétation averroïste d’Aristote par Marsile de Padoue, la critique nominaliste de Guillaume d’Ockham se développent dans une philosophie politique qui, non contente de soutenir l’autonomie de l’État, s’en prend aussi à la structure monarchique de l’Église. Le retour du pape à Rome (1377) ne fait qu’aviver les intrigues partisanes, et en 1378 la Chrétienté se déchire en deux. Il y a schisme, mais qui est schismatique? Personne bientôt ne le sait plus. À Rome comme à Avignon, chacun des papes trouve un saint auprès de lui – ici saint Vincent Ferrier, là sainte Catherine de Sienne – pour le fortifier dans sa bonne conscience; rois et princes accordent ou reprennent leur obédience à l’un ou à l’autre au mieux de leurs intérêts nationaux; de part et d’autre, de nouveaux conclaves prolongent la situation; un jour, il y a même trois papes à la fois. Comment les tentatives pratiques pour réduire le schisme n’auraient-elles pas une répercussion profonde sur l’idée même qu’on se fait de l’Église? Si le concile de Constance réussit à rétablir l’unité (1418), ne serait-ce pas le signe que dans l’Église de Jésus-Christ le pouvoir suprême appartient au concile général, autorité supérieure à celle du pape? Cette conception conciliariste de l’Église semble triompher au concile de Bâle (1431-1449), mais s’y compromet par les excès auxquels conduit alors la rébellion contre Eugène IV. Celui-ci sait exploiter ces fautes et restaure le prestige de l’autorité pontificale par la manière dont il conduit et fait aboutir le concile de Florence (1438-1445), le premier des conciles occidentaux à se déclarer «œcuménique».Des évêques byzantins, en effet, autour de leur empereur, participent à ce concile d’union. La menace grandissante des Turcs sur l’empire, qui a motivé ce désir de rapprochement, ne suffit pas à en expliquer le succès immédiat, qui procède d’une très sérieuse confrontation sur les problèmes théologiques en litige depuis des siècles. Même à Florence, une certaine opposition byzantine – minoritaire au sein même du groupe oriental – n’a jamais désarmé; dès le retour en Asie, elle rallie le plus grand nombre. L’union aura été une fois de plus éphémère; la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 bouche pour longtemps toutes les perspectives. Mais l’Occident était-il lui-même alors vraiment mûr pour un rapprochement?La réforme, nécessaire et difficileLe thème d’une nécessaire réforme de l’Église «dans sa tête et dans ses membres» est à l’ordre du jour depuis le concile de Vienne (1311). Mais en cette période de déséquilibre les forces de rénovation sont assez souvent aussi des forces de rupture.Ainsi que les États modernes en formation, la papauté d’Avignon met en place un certain nombre d’organismes administratifs et judiciaires. Mais le financement de cet appareil, celui aussi de tant d’entreprises somptuaires (palais des papes, etc.), entraînent le développement d’une fiscalité dont le poids se répercute sur tous les points de la Chrétienté; les ressentiments nationaux contre la curie s’en trouvent fortifiés, spécialement en Angleterre et en Allemagne; conséquence plus grave, le rapport se fausse entre les responsabilités pastorales et les ressources destinées à en permettre l’exercice; le système bénéficial , avec les abus auxquels conduisent la réserve, la commende, les cumuls, est pour toute l’Église d’Occident comme un ver dans le fruit.Plus les désordres sont criants, plus les réactions sont excessives. Le théologien Wyclif en vient à une critique radicale des institutions ecclésiales; ses idées, propagées en Angleterre par la prédication «apostolique» des lollards, trouvent écho jusqu’en Bohême, aux dépens de Jean Huss dont l’action réformatrice est présentée par ses adversaires politiques comme véhiculant les mêmes erreurs. En livrant Jean Huss au feu comme hérétique (1415), le concile de Constance donne sa cohésion à une véritable dissidence schismatique, celle des hussites.Au sein des ordres religieux, les mouvements de réforme suscitent des directeurs spirituels (mystiques rhénans et flamands), des prédicateurs (Vincent Ferrier, Bernardin de Sienne), des animateurs de confréries, qui entretiennent parmi le peuple chrétien un sens plus intérieur de la prière, dont la «dévotion moderne» (Imitation de Jésus-Christ ) accentue fortement l’individualisme. Hantise de la mort et angoisse du salut caractérisent la sensibilité religieuse du XVe siècle, qui cherche consolation et sécurité à la fois dans une méditation plus affective de la passion du Christ et dans un recours plus ou moins formaliste à de nombreuses «pratiques». Le succès des jubilés – et leur exploitation financière – en est un bel exemple.Dans les universités, trop souvent encombrées et paralysées par d’inutiles et subtiles disputes d’écoles théologiques rivales, une critique radicale du mode même de la pensée (nominalisme) ouvre la voie à un empirisme assez constructif, tandis qu’une science philologique naissante applique ses efforts aux trésors partout redécouverts de l’Antiquité gréco-latine. Les progrès de l’humanisme préparent ainsi le terrain à un renouveau profond de la théologie chrétienne; la fréquentation littéraire du paganisme ancien conduit aussi, en Italie spécialement, à un certain affranchissement de la pensée et des mœurs, y compris chez les hommes d’Église.Le cinquième concile du LatranTandis que se cherche difficilement un nouvel équilibre des valeurs, les papes de la fin du XVe siècle demeurent de plus en plus enfermés dans les complexités de la politique romaine et italienne, dans leurs ambitions familiales, dans le souci de leurs constructions et de leurs plaisirs et – à tous ces niveaux – dans leurs préoccupations d’argent. Après le pontificat à la fois brillant et scandaleux d’Alexandre VI Borgia, Jules II (1503-1513), se faisant au besoin chef de guerre, redonne à la papauté un véritable rôle de direction politique sur l’ensemble de la péninsule italienne. La flamblée des idées conciliaristes que provoque le conflit avec la France (concile de Pise-Milan) est étouffée par le cinquième concile du Latran (1512-1517), où Jules II réaffirme la supériorité absolue du pape sur tout concile, tandis que Léon X fait ratifier un concordat avec François Ier, qui, remplaçant la pragmatique sanction de Bourges (1438), règle pour longtemps le régime des bénéfices ecclésiastiques en France. Le contraste est saisissant entre la timidité – et d’ailleurs l’immédiate transgression – des mesures décidées et l’ampleur des problèmes explicitement posés un peu partout et au sein même de ce concile. L’année où se clôture le cinquième concile du Latran, Luther s’en prend à la théologie des indulgences. Ayant depuis longtemps perdu son unité politique, la Chrétienté se trouve bientôt déchirée profondément dans sa foi.6. L’Église catholique face au monde moderneLe concile de Trente (1545-1563)Au moment où s’ouvre le concile de Trente, une partie notable de l’Europe échappe à l’Église romaine. L’impulsion de réforme donnée par Luther s’est largement propagée, relayée par d’autres chefs de file (Melanchthon, Bucer, Zwingli, Calvin), renforcée souvent par la conjoncture sociale et politique, riche surtout des énergies religieuses qu’elle a réveillées ou orientées. Une partie des États et villes d’Allemagne, plusieurs cantons suisses, le nord des Pays-Bas, les royaumes scandinaves vivent déjà et organisent des formes de christianisme dont l’élément commun est le refus de Rome. Se heurtant à la résistance du pape dans l’affaire de son divorce, Henri VIII a entraîné l’Angleterre dans le schisme. Partout ailleurs, en France surtout, n’y a-t-il pas grave menace de nouvelles déchirures?Certes, dans le même temps, l’expansion espagnole dans le Nouveau Monde, les chemins ouverts par les Portugais vers l’Extrême-Orient ont immensément élargi les possibilités d’implantation de l’Église; l’horizon du concile de Trente n’en demeure pas moins strictement européen et latin. Avant de se propager, le catholicisme doit se maintenir, et pour cela se redéfinir. En traçant avec netteté les frontières dogmatiques de l’orthodoxie, le concile consomme la rupture avec les Églises réformées, mais assure la cohésion de l’Église par la solidité de la foi. Bénéficiaire lui-même des forces de renouveau spirituel ou pastoral à l’œuvre en Italie et en Espagne depuis un demi-siècle, il propose idéal de vie et programme d’action à un clergé qu’il réveille au sens de ses responsabilités.Tandis que le monde change de dimensions, plus encore culturellement que géographiquement, l’évolution de l’Église post-tridentine s’effectue sous la tension d’une double préoccupation: des positions à maintenir, à défendre, voire à reconquérir; tous les hommes à conduire au salut par la foi en Jésus-Christ et les sacrements de son Église.La politique de la Contre-RéformeJusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la carte des confessions chrétiennes en Europe demeure une carte politique: «Cujus regio ejus religio .» Tandis qu’en Angleterre, après l’excommunication d’Élisabeth par Pie V (1570), «catholique» ou «papiste» signifie plus ou moins «conspirateur», le Saint-Siège, spécialement par ses nonces, demeure en contact permanent avec les souverains, dont la coopération politique, voire militaire (guerre de Trente Ans), est nécessaire au maintien ou à la reconquête des positions de l’Église. Plus les princes identifient prospérité de leur État et fidélité catholique, plus ils ont à cœur le progrès de la foi et la stabilité religieuse, parfois jusqu’à l’intolérance: Philippe II renforce l’Inquisition, Louis XIV révoque l’édit de Nantes (1685). Plus s’accuse aussi la prétention de l’État à diriger les affaires ecclésiastiques: régalisme espagnol, gallicanisme de Louis XIV et des Parlements, fébronianisme de Joseph II. La rivalité des puissances catholiques – maison de France contre maison d’Autriche – aggrave la faiblesse politique de la papauté.Dans les limites de ces tutelles nationales, et à cause d’elles, la centralisation romaine progresse grâce aux règlements et interventions de nouveaux organismes de gouvernement, les congrégations. L’instance suprême en est le Saint-Office, spécialement chargé de veiller à l’intégrité de la foi. Les réflexes de défense y dominent, aux dépens des voies nouvelles du savoir scientifique (condamnation de Galilée, 1633). Prototype d’une forme nouvelle de théologie savante, les Controverses du cardinal Bellarmin alimentent les disputes, oratoires ou écrites, où prêtres et religieux affrontent, pour avoir raison plutôt que pour dialoguer, les ministres de «la religion prétendue réformée». L’Église latine se déprend difficilement d’une certaine volonté de puissance, même lorsqu’il s’agit de réintégrer des populations orientales dans l’unité catholique (Églises uniates).Progrès et limites de l’évangélisationEn même temps que la Compagnie de Jésus, suscitée dès avant le concile de Trente par Ignace de Loyola, introduit partout son dynamisme spirituel et sa puissante organisation, la «restauration de l’état de prêtrise» selon l’idéal tridentin s’accomplit grâce à l’action de nombreux évêques émules de Charles Borromée ou de François de Sales, à la création des séminaires, à l’influence de diverses compagnies (Oratoire, Saint-Sulpice). Ce zèle se déploie dans la prédication de missions populaires (Vincent de Paul, Grignion de Monfort, Alphonse de Ligori), l’animation de la vie paroissiale, la multiplication des écoles, l’assistance de toute sorte aux pauvres gens (filles de la Charité). Dévotion et vie intérieure n’apparaissent plus comme réservées aux cloîtres; venue d’Espagne (carmel de sainte Thérèse d’Ávila) et d’Italie, une véritable invasion mystique atteint bourgeois et gens de cour; le quiétisme marquera à la fois la déviation et l’essoufflement de cet élan. Un sens renouvelé du christianisme classique – dû à une large fréquentation des Pères de l’Église et spécialement de saint Augustin – uni au souci d’une pastorale de l’authentique conversion intérieure est l’âme du mouvement janséniste, que compliquent si rapidement l’intrigue politique, l’hostilité contre les Jésuites, les querelles de théologiens, les formes diverses du gallicanisme.La vitalité des nations catholiques se porte vers les continents nouveaux, auxquels elles imposent leurs structures de chrétienté. Néanmoins, l’annonce de l’Évangile est vite apparue à quelques-uns, dès l’aube du XVIe siècle, comme inséparable d’une véritable lutte pour la justice, que mènent conjointement pendant près d’un siècle missionnaires et théologiens, disciples de Bartolomé de Las Casas et de Francisco de Vitoria. La création, à Rome, de la congrégation de la Propagande (1622) vise à assurer une implantation plus autochtone de l’Église, affranchie des tutelles nationales (patronat portugais ou espagnol). Mais l’esprit de parti franchit lui aussi les mers et envenime les difficiles problèmes posés par la rencontre du message chrétien avec des civilisations très évoluées (querelle des Rites chinois).Le tournant de la Révolution françaiseLe catholicisme, comme les autres confessions chrétiennes, se ressent de la profonde crise de conscience qui, tout au long du XVIIIe siècle, façonne une Europe nouvelle. Le progrès des Lumières s’effectue en partie contre lui, mais hommes du pouvoir et gens d’Église subissent trop l’influence de ce courant pour réagir avec vigueur. Confinée dans ses États de plus en plus mal administrés, la papauté affaiblie se laisse arracher la suppression de la Compagnie de Jésus (1773), qui, déjà chassée par les différents souverains catholiques, organise son repli en Russie sous la protection de Catherine II.Le bouleversement que la Révolution française propage dans toute l’Europe, plus encore par ses idées que par la Constitution civile du clergé ou la séparation de l’Église et de l’État, oblige le catholicisme à rechercher les conditions d’un nouvel équilibre.Réaffirmation de l’autorité pontificaleLes rapports sont désormais tout autres entre l’Église et les pouvoirs. La politique des concordats, inaugurée en 1801 avec Bonaparte et poursuivie ensuite avec de nombreux pays, témoigne du désir de chacun de retrouver quelque chose des avantages de l’Ancien Régime; mais chacun tient aussi plus jalousement à son indépendance.Principale victime des destructions et spoliations révolutionnaires, l’Église trouve dans ses malheurs mêmes la force de son redressement. L’infortune et la captivité de Pie VII rehaussent finalement son prestige et amorcent dans la conscience catholique une dévotion à la papauté qui va aller s’intensifiant. Traditionalistes et libéraux se rejoignent dans la même exaltation de l’autorité pontificale. Tenue davantage à distance par les gouvernements, celle-ci tend à se renforcer dans sa propre sphère: moins influents sur les ministres, les nonces le deviennent davantage auprès des évêques; la multiplication des fondations religieuses augmente les occasions d’intervention de la Congrégation des évêques et réguliers; en matière de liturgie, les Églises particulières alignent de plus en plus leurs usages sur ceux de l’Église romaine. Nostalgique du passé, celle-ci répugne à parier sur les idées de liberté; l’encyclique Mirari vos condamne les idées de Lamennais que propageait L’Avenir (1832); prisonnier de sa routine administrative, l’État pontifical se raidit contre la montée du nationalisme italien et donne des gages à Metternich pour se ménager la protection autrichienne.Missions, christianisme social, réveil théologiquePendant la première moitié du XIXe siècle, il n’est pas de grand appel qui ne trouve écho dans la conscience catholique. Élargi à l’Afrique et à l’Océanie, le champ missionnaire voit affluer les ouvriers que groupent de nouveaux instituts, soutenus financièrement par l’élan de générosité que suscite et coordonne l’œuvre de la Propagation de la foi (Pauline Jaricot, 1822). En Europe, initiatives d’éducation et d’assistance se multiplient, premières manifestations d’un christianisme social plus dévoué à secourir les misères que lucide ou audacieux pour s’attaquer à leurs causes; quelques tentatives pour associer Évangile et socialisme sont limitées et tournent court. Passionnément attentifs à la lutte que mènent les catholiques d’Angleterre, d’Irlande ou de Pologne pour leur émancipation politique, les libéraux de France n’ont pas été découragés, mais mûris par la condamnation de L’Avenir ; reconnaissant la voix de leur siècle dans les prédications de Lacordaire à Notre-Dame de Paris (1835) ou dans les interventions parlementaires de Montalembert, ils se trouvent en accord avec leurs semblables de Belgique, d’Allemagne ou d’Italie pour faire de toute requête de liberté une cause catholique. Dans les universités allemandes, les excès (rationalisme, fidéisme) auxquels conduit une pensée trop dominée par les catégories et la problématique de l’Aufklärung sont compensés par les promesses d’une théologie qui, à Tübingen notamment autour de J. A. Möhler, retrouve les richesses de la tradition vivante. À la même époque, l’Église établie d’Angleterre connaît un réveil religieux qui intègre des valeurs catholiques.Pie IX et le refus de la société moderneOuverture et raideur: après avoir cédé à la première tendance, Pie IX opte résolument pour la seconde. En dépit de l’enthousiasme provoqué par la manière dont il entreprend la réforme du gouvernement de l’État pontifical, son pouvoir se trouve balayé en 1848 par la conjonction de l’élan révolutionnaire européen et du patriotisme italien. Rétabli dans son autorité par l’intervention des troupes françaises, le pape s’oppose désormais de toutes ses forces au progrès des idées autour desquelles se construit le monde moderne. La proclamation du dogme de l’Immaculée Conception (1854) est une affirmation solennelle de cette autorité doctrinale au nom de laquelle se succèdent allocutions, brefs, interventions diverses, pour dénoncer et mettre en garde. Une collection officielle de ces textes condamnant les erreurs de ce temps (Syllabus ) est publiée et commentée (encyclique Quanta cura ) en 1864. Plus la cause de l’unité italienne progresse, rendant très précaire la situation de l’évêque-souverain de Rome, plus l’opinion catholique européenne est mobilisée au service de l’autorité du pape, invitée à défendre en tous domaines les droits de l’Église et de la vérité.Réuni au début de 1870, le concile du Vatican accomplit une œuvre de première importance en caractérisant la valeur tout ensemble rationnelle et surnaturelle de l’acte de foi sur lequel se fonde la communauté chrétienne. Immédiatement retentissante est la définition de l’infaillibilité pontificale, plus ou moins redoutée par les gouvernements comme un nouveau signe d’intransigeance et, au sein même du concile, combattue comme inopportune par une minorité de prélats allemands et français. Elle provoque le schisme des «vieux catholiques» (J. I. Döllinger), qui n’a pas de répercussions hors de l’Allemagne et de la Suisse. Elle offre un prétexte à différents États pour rompre leurs engagements concordataires; ainsi Bismarck inaugurera-t-il bientôt sa politique de combat (Kulturkampf ) contre le catholicisme pour en annihiler la force au sein du nouvel empire allemand.Avec la guerre franco-allemande et la défaite de Sedan (2 sept. 1870), les États de l’Église, privés de leur protection militaire, tombent à la merci de la monarchie piémontaise. La Ville éternelle est occupée et le pape dessaisi de l’administration de ses domaines. Il n’y a plus d’État pontifical. Refusant la loi de garanties que lui offre le gouvernement italien, Pie IX devient le «prisonnier du Vatican», dont la générosité des fidèles assure désormais la subsistance (denier de Saint-Pierre).7. Le catholicisme à la recherche de sa mission dans le mondeLe pontificat de Léon XIIISuccédant à Pie IX (1878), Léon XIII se montre aussi intransigeant dans son refus de la solution imposée par l’Italie à la question romaine. Il critique aussi sévèrement la société moderne et dénonce à son tour les méfaits du libéralisme, du socialisme et de la franc-maçonnerie. Son pontificat marque néanmoins un certain changement d’attitude vis-à-vis du monde. L’influence catholique peut bien s’étendre sans cesse, grâce aux missions, à de nouveaux territoires, elle peut bien animer de fortes minorités là où auparavant elle était inexistante (Angleterre, Pays-Bas, États-Unis), on n’en perçoit pas moins son recul progressif; les gouvernements sont souvent anticléricaux (Italie, France, Espagne, Portugal), l’incroyance progresse en même temps que la science, le prolétariat urbain se développe – en Europe du moins – en dehors de l’Église. Avertis des dangers qui les menacent, mais forts de la supériorité de ceux qui possèdent la vérité, les catholiques ne doivent-ils pas alors, semblables en cela aux premiers chrétiens, «entrer courageusement partout où s’ouvre un accès» (encyclique Immortale Dei , 1885)?Qu’ils entrent dans la vie publique, mais au moment et selon les modalités que le pape lui-même décide; en Italie, cela veut dire: pas au-delà des affaires communales; en France, Albert de Mun se voit interdire la création d’un parti catholique (1885), les catholiques sont invités à se rallier sans réticence au régime républicain (1890), la démocratie chrétienne ne saurait être un parti (1901).Attentif au mouvement des idées et aux initiatives, le Saint-Siège intervient en différents domaines pour encourager, développer, guider. La confrontation des diverses conceptions et expériences du christianisme social dans les congrès annuels de l’Union de Fribourg, à partir de 1884, permet l’élaboration d’une doctrine sur les problèmes modernes du travail que développe en 1891 l’encyclique Rerum novarum . Si le savoir catholique fait généralement pauvre figure devant les développements de la science, de la réflexion philosophique, des méthodes critiques, n’est-ce pas faute de magnanimité dans l’exploitation des trésors de vérité que détient l’Église? Léon XIII préconise l’étude de la philosophie de saint Thomas, ouvre dès 1885 les Archives vaticanes à tous les chercheurs, encourage la fondation de l’École biblique de Jérusalem (1890), précise la nature de l’inspiration scripturaire (1893), crée à Rome la Commission biblique (1902).Partisan, non de la séparation, mais de la coopération de l’Église avec les États dont il respecte la souveraineté en leur propre domaine (encyclique Immortale Dei , 1885), Léon XIII s’efforce effectivement de collaborer avec tous, même en l’absence de relations diplomatiques officielles, comme c’est le cas avec la Russie. La préoccupation de l’unité de l’Église est fortement exprimée en 1894 dans la lettre Praeclara gratulationis ; l’invitation très précise qu’elle comporte à l’égard de l’Église d’Orient provoque une réponse brutale du patriarche de Constantinople. En se prononçant négativement sur la nullité des ordinations anglicanes (1896), le pape à son tour semble bloquer tout espoir de réunion en corps de l’Église d’Angleterre. Il y a déjà une manière catholique de poser les problèmes de l’unité.Tenant ferme à son autorité, mais l’appliquant à pousser clergé et laïque dans une participation plus directe aux combats de la justice comme à ceux de la foi, Léon XIII a engagé l’Église dans une nouvelle dialectique d’ouverture et de conservatisme, d’initiatives et de dirigisme, de sécularisation et de cléricalisme, de pluralisme et de centralisation, dont il est impossible de signaler en quelques lignes les multiples manifestations.Pie X et le «modernisme»Réflexes de défense et raideur semblent à première vue caractériser le pontificat de Pie X (1903-1914): intransigeance avec les gouvernements, en France spécialement où, après la séparation de l’Église et de l’État (1905), tout accommodement (associations culturelles) est refusé: méfiance vis-à-vis de certaines formes d’engagement social (désaveu des syndicats mixtes d’ouvriers en Allemagne, condamnation du Sillon , 1910); panique devant les mises en question – autant que les erreurs – auxquelles conduit la recherche intellectuelle; répression du «modernisme» (encyclique Pascendi , 1907). Mais le souci pastoral qui anime ces réactions inspire en même temps des réformes de grande portée: la restauration de la liturgie, redevenant le foyer de la piété «catholique» – dont Léon XIII avait plutôt favorisé la dispersion en de multiples dévotions –, ouvre la voie, au-delà de l’esthétisme et de l’archéologie, à un renouvellement profond des manières de prier et de croire; la réorganisation de la curie romaine et la codification du droit canonique (achevée sous Benoît XV, 1917), tout en renforçant la centralisation, n’en permettent pas moins, par une délimitation plus nette des droits et des possibilités, les initiatives particulières.Entre les deux guerresAlors que schismes, ruptures et refus ont contribué depuis des siècles à fixer les caractères particuliers qui la distinguent des autres confessions chrétiennes, l’Église romaine, après la Première Guerre mondiale, apparaît plus attentive aux exigences universalistes impliquées dans son nom même de «catholique».L’affirmation du caractère supranational de l’Église est spécialement urgente là où son implantation est toute récente. Un véritable combat est mené (Benoît XV, Pie XI, le P. Lebbe) pour désolidariser les missions des impérialismes nationaux par la formation d’un clergé et d’une hiérarchie indigènes. Une même préoccupation universaliste rend l’administration romaine plus attentive à la situation originale, parfois aussi aux valeurs, du christianisme oriental (création d’une congrégation spéciale, 1917). Pie XII amorce l’internationalisation du Sacré Collège, en attendant celle de la curie romaine (Paul VI). Le Saint-Siège n’en obtient que plus d’autorité pour rappeler avec une rigueur croissante la nécessité et les conditions de la paix et de la collaboration entre nations et peuples. Mais, devant les conflits les plus aigus, les interventions des papes risquent toujours d’être aussi mal interprétées, aussi inefficaces en tout cas, que la tentative de médiation de Benoît XV en 1917.L’universalité du catholicisme doit viser à la profondeur tout autant qu’à l’extension. L’institution de la fête du Christ-Roi, en 1925, est comme un manifeste: toute valeur, individuelle ou sociale, doit recevoir de sa soumission au Christ sa pleine dimension.La présence catholique dans l’activité politique pose des problèmes particulièrement délicats: son rôle est quelque temps efficace en Allemagne avec le parti du Centre, éphémère en Italie avec la première démocratie chrétienne (L. Sturzo), toujours plus ou moins ambigu en France, spécialement avec L’Action française , dont la sévère condamnation (1926) provoque de profonds remous; en tous pays, la coopération avec le communisme athée est proscrite (1937). Dans sa vie professionnelle et sociale, le laïcat est appelé à travailler au sein de l’Action catholique, selon une formule plus ou moins inspirée des intuitions de J. Cardijn, qui fonda en Belgique le mouvement de la Jeunesse ouvrière chrétienne (J.O.C.). La hiérarchie de l’Église intervient toujours, au moins à l’arrière-plan, dans ces activités (syndicats, coopératives, associations, écoles) toujours notoirement confessionnelles, dont elle s’efforce par ailleurs de garantir le libre exercice dans le cadre d’une large politique de concordats. Les concessions, inhérentes à tout pacte concordataire, risquent d’apparaître parfois comme des compromissions; le concordat de 1929 avec l’Italie prolonge en quelque sorte les accords du Latran, qui règlent enfin la question romaine, mais dès 1931 Pie XI prend ses distances vis-à-vis du régime fasciste, comme il le fera ensuite vis-à-vis du national-socialisme après avoir conclu un concordat avec Hitler (1933).En dépit d’un développement considérable des institutions universitaires, réorganisées en 1932, la pensée catholique ne réussit pas à prendre quelque mordant sur l’évolution de la culture moderne. Loin d’avoir freiné le travail d’érudition, la crise moderniste a conduit plutôt trop de chercheurs à s’en contenter. Plus renouvelée dans ses sources patristiques et médiévales que fortement provoquée par la pensée philosophique contemporaine, la théologie concentre le meilleur de ses efforts à réfléchir sur le mystère même de l’Église, la signification de son devenir et de sa mission au milieu des hommes (théologie de l’histoire, théologie des réalités terrestres). C’est à long terme seulement que cet approfondissement ecclésiologique prépare une attitude d’ouverture à l’égard du mouvement œcuménique qui prend alors consistance parmi les confessions anglicanes ou protestantes. Les conversations de Malines, avec lord Halifax et le cardinal Mercier, ne débouchent sur rien, et Pie XI refuse (1928) toute participation catholique même «privée» aux premières grandes conférences interconfessionnelles; mais un petit nombre de théologiens catholiques suit désormais la progression du mouvement avec une sympathie attentive.L’Église se découvre en état de missionSous le pontificat de Pie XII (1938-1958), dont les débuts coïncident à peu près avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la dialectique qui caractérise l’évolution du catholicisme depuis Léon XIII se fait plus vive encore. Avec les bouleversements de la guerre, d’autres façades s’écroulent que celles des structures politiques. Les interrogations nouvelles que le cardinal Suhard formule dans sa lettre Essor ou déclin de l’Église? (1947) trouvent écho bien au-delà de la France, partout où l’on prend conscience du décalage croissant entre les humbles progrès de l’Église et le développement démographique, sinon économique et culturel, de l’ensemble de l’humanité. Si beaucoup de «territoires de mission» accèdent enfin au statut adulte des autres Églises particulières, celles-ci réalisent à leur tour la faiblesse de leur rayonnement sur leur propre domaine. Le mot «mission» perd progressivement son sens local pour signifier davantage une exigence universelle et permanente; où qu’elle soit, l’Église doit par vocation se dépasser et se tourner vers tous les hommes... Dans cette recherche d’un nouveau type de présence chrétienne, l’Action catholique spécialisée est supplantée par des mouvements plus populaires et plus dynamiques, tels la Légion de Marie ou le Mouvement familial chrétien; partis l’un d’Irlande, l’autre des États-Unis, ils se répandent spécialement dans le Tiers Monde. En plusieurs pays, l’Action catholique traverse des crises graves, soit qu’elle veuille déboucher sur des engagements politiques, soit qu’elle renonce à tout statut confessionnel. Avec la création de la Mission de France et l’engagement de prêtres dans la vie ouvrière, c’est l’activité sacerdotale elle-même qui cherche de nouvelles formes au-delà du cadre paroissial.La nécessité de former un laïcat chrétien dont la foi sera moins dépendante des conditions sociologiques de plus en plus athées conduit à rénover les méthodes d’enseignement du catéchisme et à faire d’une liturgie renouvelée (jusque dans sa langue) le moyen privilégié d’éducation du peuple chrétien: partis d’Allemagne ces deux mouvements, catéchétique et liturgique, s’étendent rapidement à tous les pays; parallèlement, la culture biblique déborde les universités et séminaires pour nourrir la réflexion des laïques engagés. Aussi bien ces efforts de retour aux sources que la rencontre en des dévouements pratiques ouvrent au dialogue avec des non-catholiques; la division des disciples de Jésus-Christ cesse d’être un pur problème de techniciens de la théologie pour devenir un scandale de la conscience chrétienne.En raison même de la complexité des problèmes, tant d’initiatives – où la prudence n’est pas toujours à la mesure de la générosité – ne peuvent se développer sans intervention de l’autorité. Celles de Pie XII ont pu frapper plus d’une fois par leur raideur, plus spécialement dans les dernières années de sa vie; ainsi l’encyclique Humani generis (1950), qui évoque l’encyclique Pascendi de son prédécesseur Pie X (canonisé par lui en 1954), l’arrêt brutal de l’expérience des prêtres ouvriers (1954).En réalité, Pie XII aura joué un rôle dans la préparation du concile que réunira son successeur. Dès 1943, son encyclique Mystici corporis consacre le retour à une conception plus «mystérique», moins sociétaire, de l’Église. Remettant en cause le statu quo multiséculaire de la liturgie de Pâques (1950), il renverse le rapport entre la liturgie et la pastorale, inaugurant une série de réformes importantes. L’enseignement qu’il distribue de toute manière, que la presse répercute à travers le monde et que les théologiens ne cessent d’exploiter, oriente la réflexion et l’effort catholiques vers le service des hommes, dont toutes les découvertes l’intéressent, dont tous les problèmes le préoccupent.Après le deuxième concile du VaticanL’importance du deuxième concile du Vatican dans l’évolution générale du catholicisme est difficile à mesurer. Accueilli en 1958 comme un «pape de transition», Jean XXIII ne tarda pas à donner un style nouveau à l’exercice de l’autorité pontificale. Ses deux encycliques, Mater et Magistra (1961) et Pacem in terris (1962), reprenaient et complétaient les enseignements de Pie XII sur les problèmes sociaux et sur la paix, mais avec un éclat et un accent qui devaient leur assurer un grand écho dans l’opinion mondiale. Ayant annoncé dès janvier 1959 la convocation d’un concile œcuménique, Jean XXIII en suggéra les orientations par la création d’un Secrétariat pour l’unité des chrétiens (1960), par la manière ouverte dont il reçut des représentants éminents de plusieurs confessions chrétiennes. Inauguré à l’automne de 1962 le deuxième concile du Vatican précisait le dessein même du pape («non pour condamner, mais pour promouvoir et pour servir») dans un retentissant Message à tous les hommes . Achevé le 7 décembre 1965 sous la présidence de Paul VI, successeur de Jean XXIII (juin 1963), le concile a gardé une même volonté d’ouverture et de service, manifestée notamment par la Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps.La mise en œuvre du programme conciliaire, réaffirmé à plusieurs reprises de manière assez percutante (par exemple dans l’encyclique sur le développement des peuples, Populorum progressio , 1967) ou spectaculaire (voyages du pape à Bombay, 1964; à l’O.N.U. 1965; à Bogotá et Medellin, 1968), impliquait, dans la ligne même du concile, une véritable rénovation des structures internes du catholicisme: les Églises locales acquéraient assez d’autonomie de réflexion et de décision pour faire face avec réalisme aux problèmes d’un monde de plus en plus éclaté, d’un monde divisé par l’aggravation accélérée des inégalités économiques et par la compétition des idéologies, livré plus que jamais, par le développement des mass média, à la contestation de toutes les valeurs, à la dialectique des révolutions et contre-révolutions, à toutes les formes de violence.Si la «collégialité» – responsabilité collective des évêques dans le gouvernement de l’Église – a réellement pris corps dans les différents pays par la mise en place et par l’action effective des conférences épiscopales, sa réalité, du point de vue de l’Église universelle, demeure très limitée, en dépit de l’initiative de Paul VI qui convoqua en 1967 un synode représentatif de l’épiscopat mondial et décida (1969) qu’il se tiendrait tous les deux ans. Purement consultatif, cet organisme, en fait, ne diminue nullement la prédominance permanente des dicastères romains. La réforme générale de la curie n’a guère eu d’autre conséquence que de donner pratiquement à la Secrétairerie d’État la suprématie exercée jusqu’alors par le Saint-Office, devenu Congrégation pour la doctrine de la foi. Faisant suite à l’institution du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, la création de nouveaux secrétariats (pour les religions non chrétiennes, les incroyants, les laïques, la famille...) procède assurément du souci de suivre de plus près les questions auxquelles s’affrontent les chrétiens du monde entier, mais elle masque aussi, de la part de Rome, une volonté de demeurer le plus possible l’instance de décision en tout domaine. Les réactions de malaise ou de refus suscitées dans le peuple chrétien par des documents tels que l’encyclique Humanae vitae (1968) sur les valeurs du mariage et la question de la limitation des naissances n’en manifestent pas moins une baisse notable de la crédibilité et de l’autorité effective des interventions du magistère romain.Libérant et fortifiant de multiples énergies, le deuxième concile du Vatican ne pouvait pas ne pas ouvrir pour le catholicisme une phase difficile et tourmentée, les clivages dans les sensibilités et les opinions apparus de tant de manières au long de la période conciliaire ne pouvant ensuite que s’accentuer et se durcir. Aussi bien les hardiesses de l’Église hollandaise que la dissidence schismatique des «traditionalistes» héritiers de Mgr Marcel Lefebvre sont à regarder comme les signes d’une crise plus large et plus profonde. Les désertions assez massives des prêtres et des religieux dans la plupart des pays, la chute brutale du recrutement des séminaires et des noviciats, le phénomène de «communautés de base» prenant leurs distances à l’égard des structures établies ne sont-ils que des poussées de fièvre sans lendemain, ou plutôt les symptômes d’un mal plus profond touchant la conception même des ministères au sein de la communauté chrétienne? Le refus de laisser mettre en question l’obligation du célibat pour le clergé de rite latin ne procède-t-il pas, au moins pour une part, de la peur de considérer en face une interrogation plus radicale?Saluée par certains comme devant mettre fin au leadership de la chrétienté occidentale sur le mouvement général de l’Église catholique, l’élection du Polonais Karol Wojty face="EU Caron" ゥa devenu pape sous le nom de Jean-Paul II (16 octobre 1978) après le pontificat éphémère de Jean-Paul Ier (26 août-28 sept. 1978) a-t-elle dissipé ou accentué les ambiguïtés des dernières années de Paul VI? Jean-Paul II rappelle sans cesse le nécessaire impact du message évangélique sur les problèmes les plus brûlants de l’actualité. Il le fait particulièrement à l’occasion de ses voyages dans toutes les parties du monde, voyages au cours desquels, s’adressant directement aux foules, il étend progressivement son audience auprès de l’opinion mondiale, tandis que sa propre information sur les conditions de vie des chrétiens peut s’en trouver complétée et nuancée, comme ce fut le cas par exemple au Mexique ou au Brésil.Cette attitude pastorale fondamentalement généreuse, dominée par la préoccupation de défendre et de promouvoir la dignité et les droits de toute personne humaine, n’en demeure pas moins fortement traditionnelle dans les conceptualisations théologiques qu’elle met en œuvre, comme dans ses méthodes et ses choix de gouvernement.D’aucuns parlent, à propos de Jean-Paul II, d’un «grand tournant» de l’Église... S’il y a déplacement du centre de gravité dans la vie du catholicisme, sans doute n’est-ce pas tellement dans la présence d’un Polonais sur le siège romain qu’il faut en chercher le signe, mais bien plutôt dans ce qui se vit et se cherche au sein des communautés chrétiennes. De ce point de vue, s’il faut prêter attention au renouveau des valeurs d’intériorité que révèle la multiplication à travers le monde des associations ou groupes de prière dits «charismatiques», plus ou moins dérivés du mouvement pentecôtiste des États-Unis, plus significatives apparaîtront progressivement les situations et les luttes des chrétiens d’Amérique latine: si parler de l’avenir du catholicisme, c’est parler des chances de l’Évangile, celles-ci ne semblent-elles pas étroitement liées au maintien ou à la reconquête des libertés, à la restructuration et au développement des peuples du Tiers Monde?
Encyclopédie Universelle. 2012.